Exposition à l’Institut culturel italien

Noirceur et éclat : la Sicile de la photographe Letizia Battaglia

Photo de Letizia Battaglia, Arrestation de Leoluca Bagarella, 1980

Letizia Battaglia, Arrestation de Leoluca Bagarella, 1980 / © Archivio Letizia Battaglia

Wilson OSORIO / Directeur PARISCOSMOP

 

« J’étais tout prêt. J’utilisais toujours le grand-angle. Je devais donc m’approcher. J’étais en contrebas et il était tellement en colère qu’il m’a tiré un coup de pied. Il ne m’a pas atteinte mais je suis tombée en arrière… Mais j’avais déjà pris la photo ». La photojournaliste italienne Letizia Battaglia décrit ainsi le moment où elle a pris le cliché de l’arrestation de Leoluca Bagarella en 1980. Cet homme était l’un des tueurs les plus violents de la Cosa nostra, la mafia sicilienne. L’image (ci-dessus) fait partie de l’exposition Letizia Battaglia. Chronique, vie, amour. À visiter absolument (et gratuitement !) à l’Institut culturel italien (7e) jusqu’au 29 septembre 2023.

 

Ici, la photographie d’un couple en train de s’embrasser. Là, celle du visage attristé d’une veuve. Juste à côté, une procession religieuse. Plus loin, des scènes de meurtre. Et encore, l’insouciance de l’enfance. Le sang et la violence sont omniprésents, mais également la vie, l’amour, l’innocence. Aucune photographie n’est en couleur. Le noir et blanc est partout. L’atmosphère est sombre. Près d’une centaine d’images se mélange dans une symphonie visuelle où la vie et la mort, la joie et la tristesse, les larmes et les éclats de rire, le divin et l’humain, les laissés-pour-compte et l’aristocratie se succèdent sans entrave.

 

Ne pas tomber dans le drame ni l’épouvante. Voilà le parti pris évident de Marco Meneguzzo, commissaire de l’exposition Letizia Battaglia. Chronique, vie, amour. Il est membre de l’Archivio Letizia Battaglia.

 

Une femme et quatre clichés incontournables

Letizia Battaglia (Palerme, 1935-2022) débute dans la photographie de faits divers au milieu des années soixante-dix. Dans la Sicile de l’époque, elle doit se frayer un chemin au milieu des guerres mafieuses, qui ensanglanteront l’île pendant un quart de siècle. Seule femme photojournaliste dans un milieu d’hommes, Letizia Battaglia a enregistré l’horreur et le quotidien de la mort. Elle a documenté de nombreuses scènes de crime, la corruption avec des rencontres entre mafieux et hommes politiques ou encore des arrestations. Pourtant, son regard ne s’arrête pas au sang. Il se tourne aussi vers le quotidien des habitants de l’île. Les enfants et les femmes occupent une place d’importance.

 

Chaque photographie de l’exposition Letizia Battaglia. Chronique, vie, amour a un intérêt incontestable. Pourtant, quatre parmi elles ont une valeur inestimable et sortent du « cadre ». En 1993, Letizia Battaglia photographie Rosaria Costa. Celle-ci est la veuve de Vito Schifani, garde du corps du célèbre juge Giovanni Falcone. Tous les deux ont été assassinés par la mafia en 1992. L’image de son visage, dont une partie sort de l’ombre, symbolise d’un côté le deuil d’une épouse. Et de l’autre, la tristesse d’une population dont la révolte contre la mafia émerge alors publiquement.

 

Deuxième et troisième clichés. Le 6 janvier 1980, Letizia Battaglia photographie le futur président de la République italienne, Sergio Mattarella, tirant de voiture le cadavre de son frère, Piersanti Mattarella. Celui-ci était le président de la région Sicile au moment de sa mort sous les balles de la mafia. La même année, elle assiste à l’arrestation de Leoluca Bagarella, l’un des tueurs les plus violents de la Cosa nostra, qui essaye de se libérer pour l’attaquer. La photographie (ci-dessus), très connue depuis lors, montre la « rage » et « férocité » de l’individu. Elle-même raconte l’histoire derrière cette photographie dans une vidéo fort illustrative, qui fait partie de l’exposition.

 

« Au téléobjectif on peut voler les images, les voler vraiment, mais j’ai besoin d’être vue, quitte à ce qu’on me crache au visage [Elle utilise toujours un grand-angle]. Je veux qu’on voie que je prends la photo d’égal à égal, tu vois ? Si je te photographie alors que tu as les menottes, on n’est pas à égalité car tu as les menottes et tu ne peux pas m’arracher l’appareil photo. Et je te photographie mais au moins, je ne m’en cache pas ».

 

Dernier cliché. En 1979, Letizia Battaglia photographie Giulio Andreotti, l’un des hommes les plus importants de l’histoire politique italienne du 20e siècle, en compagnie du mafieux Nino Salvo. Ayant elle-même oublié l’existence de ces clichés, ceux-ci ressortent en 1993 lorsque la police fouille ses archives. Ils constituent la seule preuve matérielle du lien unissant les deux hommes et deviennent un symbole de la lutte contre la mafia.

 

Résistance et engagement

« Il n’était pas question de faire de belles photos ou de se sentir courageuse, mais simplement de résister, de se tenir face à eux pour dire non », a-t-elle déclaré en 2016 à la revue française de photographie Polka. Résister… Letizia Battaglia n’a pas seulement résisté à la barbarie en la documentant. Elle l’a aussi fait à travers son engagement politique. Tout d’abord comme élue au conseil municipal de Palerme et adjointe à la « vivabilité urbaine ». Et plus tard, en tant que députée de l’Assemblée régionale sicilienne. Son militantisme s’est également exprimé à travers son travail auprès de prisonniers politiques puis en faveur des Roms.

 

À partir du premier mandat présidentiel de Silvio Berlusconi et du recul dans la lutte contre la criminalité, ses photographies ne trouvent plus leur place dans les journaux. Elle ne reçoit plus aucune commande mais son travail se voit récompensé de plusieurs prix internationaux. À 87 ans, Letizia Battaglia meurt à Palerme le 13 avril 2022. Un an après sa disparition, jour pour jour, l’Institut culturel italien inaugure cette exposition qui rend hommage à l’une des témoins les plus courageuses de son temps.