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Un angle inédit de l’Histoire: les diplomates face à la Shoah

Adolf Hitler discute avec l’ambassadeur de France en Allemagne André François-Poncelet lors d’une réception du Nouvel An, Berlin, 1934-1935 / © United States Holocaust Memorial Museum, avec l’aimable autorisation de William O. McWorkman

Temps de lecture: 5 minutes

Par Wilson OSORIO

 

Le rôle des diplomates avant, pendant et après la Shoah n’a été que plus récemment considéré. Pour la première fois, une exposition essaie de répondre des questions majeures qui se posent encore aujourd’hui. Que savaient les diplomates? Lesquels ont agi pour aider les Juifs? À l’inverse, qui n’a pas compris, qui n’a pas agi et pourquoi? Les diplomates face à la Shoah est le nouveau rendez-vous incontournable du Mémorial de la Shoah (4e) jusqu’au 8 mai 2022. Une autre page de l’Histoire qu’on ne devrait pas tourner sans l’avoir d’abord lue.

 

L’exposition met en lumière l’action des diplomates face à la persécution des Juifs de l’arrivée au pouvoir d’Hitler à l’après-guerre. Elle insiste sur l’articulation entre ce que les diplomates savaient et ce qu’eux-mêmes et leurs gouvernements pouvaient faire, ont fait ou ont choisi de ne pas faire. À travers des documents diplomatiques et quelques rares témoignages, on découvre un monde d’observateurs attentifs et expérimentés, alors que la guerre bouleverse l’Europe.

 

«L’exposition pose le problème des responsabilités individuelles et collectives des diplomates dans la Shoah et, au-delà, de toutes les administrations face aux meurtres de masse», expliquent les commissaires de l’exposition: les historiens Jean-Marc Dreyfus, André Kaspi, Claire Mouradian et Catherine Nicault. «Des diplomates allemands – mais aussi de pays alliés au Reich – ont aidé à la Shoah, en négociant l’arrestation et la déportation de Juifs dans les pays occupés ou alliés du Reich. Ce sont des complices actifs du génocide. L’exposition conte aussi cette page noire.

 

«En fonction de la situation de leur pays dans le conflit (alliance avec l’Axe ou neutralité), [les diplomates] ont cherché à défendre les intérêts et la position de l’État qu’ils représentaient face à la politique expansionniste nazie, ou joué le jeu de la collaboration, ou encore tenté de préserver leur situation professionnelle. Certains d’entre eux, peu nombreux, ont utilisé les marges de manœuvre qui leur étaient accordées pour aider des Juifs […]. Et bien sûr, certains diplomates [les] ont sauvé risquant leur carrière, dont quelques grandes figures reconnues et commémorées».

 

En avril 1943, alors que les diplomates en poste s’efforcent de protéger leurs nationaux menacés, certains vont jusqu’à délivrer de faux papiers, cacher et exfiltrer des Juifs en danger. C’est en 1944 que des diplomates neutres, discrètement pourvus de moyens et missionnés pour sauver des vies, réalisent les opérations de sauvetage les plus spectaculaires. Ils ont pris de grands risques ainsi que leurs épouses qui furent parfois des auxiliaires actives. C’est le cas de Gertrud Lutz-Fankhauser, épouse du vice consul suisse à Budapest Carl Lutz, qui a secondé son mari et a pourvu en nourriture les «maisons sûres» et a soigné des malades.

 

Gertrud Lutz-Fankhauser a reçu le titre de «Juste parmi les nations» en 1978 décerné par l’Institut international pour la mémoire de la Shoah, Yad Vashem. Son mari, quant à lui, fait partie de la liste de 40 diplomates reconnus par la même distinction. La dernière salle de l’exposition leur est d’ailleurs dédiée: six Suédois, cinq Espagnols, trois Suisses, deux Néerlandais, deux Portugais, deux Brésiliens (dont la seule femme diplomate de la liste Aracy de Carvalho), deux Italiens, deux Roumains, deux Français et un diplomate de chacun de ces pays: Grèce, Allemagne, Japon, Turquie, Royaume-Uni, Chine, Slovénie, Slovaquie, Salvador, Équateur, Pérou, République tchèque, Chili et Pologne.

 

La mémoire des diplomates a mis parfois du temps à être reconnue: le premier en 1963 et le dernier en 2020. PARISCOSMOP a choisi de retranscrire ici quelques panneaux de l’exposition avec les noms de ces figures emblématiques «Justes parmi les nations»:

 

Aracy de Carvalho Guimarães Rosa, Brésil

Agent diplomatique brésilienne. Mariée avec le consul brésilien et écrivain João Guimarães Rosa in 1940, elle est inscrite au nombre des Justes parmi les Nations pour son action humanitaire comme agent de chancellerie du consulat brésilien à Hambourg pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle a concédé à des milliers de Juifs des visas pour le Brésil sans les marquer du «J» permettant de les identifier, et alors que le dictateur Getúlio Vargas avait officieusement demandé de ne pas accorder l’asile aux Juifs. Elle meurt le 3 mars 2011 à 102 ans.

 

Chiune-Sempo Sugihara, Japon

Le consul japonais s’installe à Kaunas, Lituanie, en novembre 1939. Durant l’été 1940, l’annexion de la Lituanie par l’Union soviétique oblige les diplomates étrangers à quitter le pays. Malgré les ordres de ses supérieures, Sugihara désobéit et, avant que le consulat ne soit fermé, fournit des visas de transit, permettant à des milliers de Juifs de quitter la Lituanie pour diverses destinations via l’Union soviétique et le Japon. Il est allé jusqu’à délivrer des visas dans le train qui l’’emmenait à Prague, son nouveau poste.  À son retour au Japon en 1947, il fut déchu de ses fonctions pour avoir contrevenu aux ordres.

 

«Vous voulez connaître mes motivations, n’est-ce pas? Eh bien, c’est le genre de sentiments que n’importe qui aurait quand il voit des réfugiés face à face, implorant les larmes aux yeux. Il ne peut s’empêcher de sympathiser avec eux. Il n’y a rien de mal à sauver la vie de nombreuses personnes».

 

Jan Zwartendijk, Pays Bas

Le 14 juin 1940, Jan Zwartendijk est nommé consul par intérim à Kaunas, Lituanie, par le gouvernement des Pays-Bas en exil à Londres. Avec le soutien de Lennert Pieter Johan De Decker, ambassadeur des Pays-Bas dans les États baltes, il délivre aux réfugiés un sésame inattendu: des permis d’entrer à Curaçao, une colonie néerlandaise des Antilles. Pour donner un tour plus officiel à ses documents et accélérer la cadence de délivrance, il fait fabriquer un tampon. Dès août 1940, les autorités soviétiques, qui viennent d’annexer le pays, mettent fin aux activités de Zwartendijk et à la délivrance de «visas Curaçao».

 

Aristides de Sousa Mendes, Portugal

Ce consul portugais est en poste à Bordeaux lors de la débâcle de 1940. Face à l’afflux de dizaines de milliers de réfugiés, il désobéit aux ordres de Salazar et délivre des visas à tous ceux qui en font la demande. Du 20 au 22 juin 1940, installé à une table devant le vice-consulat du Portugal à Bayonne, il tamponne est signe de nombreux passeports. Démis de ses fonctions, il délivre encore des visas alors qu’il se trouve sur la route d’Hendaye et que Lisbonne devient l’une des seules portes de sortie légale en Europe. De retour au Portugal en juillet 1940, il est traduit devant le Conseil de discipline. Le ministère des Affaires étrangères demande sa rétrogradation, mais Salazar lui applique une peine plus légère, ce qui lui permet de continuer à percevoir son salaire de consul jusqu’à sa mort en 1954.

 

Ho Feng Shan, Chine

Consul général de Chine à Vienne, Ho Feng Shan a délivré de nombreux visas aux Juifs pressés par les autorités nazies de fuir l’Autriche après l’Anschluss [Rattachement de l’Autriche à l’Allemagne imposé par Hitler en 1938, NDLR]. Tous ce qui faisaient la demande pour Shanghai se voyaient exaucés, et ce, malgré les ordres contraires de sa hiérarchie. Les réfugiés rejoignaient ce port lointain soit par mer depuis l’Italie, soit par la voie terrestre via l’Union soviétique. Nombreux sont aussi les réfugiés secourus par lui qui ont utilisé leurs visas pour atteindre d’autres destinations.

 

Georg Ferdinad Duckwitz, Allemagne

Seul Allemand de la liste. Il intègre le ministère du Reich aux Transport à Copenhague le 1e septembre 1939, en tant qu’expert des transports maritimes. En 1941, il obtient le statut de diplomate et est attaché à l’ambassade de Copenhague dans le Danemark occupé. Lorsque l’ordre de déportation des Juifs danois est donné, le 18 septembre 1943, il informe divers responsables politiques danois, ce qui permet d’organiser une vaste opération de sauvetage par bateaux vers la Suède. Il aurait ainsi empêché la déportation de près de 95% des Juifs du Danemark.

 

Raoul Wallenberg, Suède

Le Suédois est la figure de sauveteur la plus connue de l’histoire de la Shoah. À Budapest, il plaça en 1944 des milliers de Juifs sous la protection suédoise. Il n’est pas un diplomate de carrière. C’est le War Refugee Board qui l’a recruté pour en faire le premier secrétaire de la légation suédoise et venir en aide aux Juifs à ce titre. Il agit néanmoins avec le soutien de la diplomatie suédoise et de représentants d’autres nations. Mystérieusement jusqu’à ce jour, sa disparition en 1945 entre les mains des Soviétiques n’a fait qu’ajouter à sa légende.

 

Giorgio Perlasca, Italie

En 1942, cet Italien travaille pour une firme d’importation bovine à Budapest. Après l’armistice italien (8 septembre 1943), il refuse d’adhérer à l’État fantoche établi par Mussolini et, recherché, trouve refuge à l’ambassade espagnole où il reçoit un passeport fictif. Devenu «Jorge» Perlasca, il aide le diplomate Ángel Sanz-Briz en distribuant des laissez-passer aux Juifs et en les mettant sous protection dans des «maisons de protection». Sanz-Briz quitte Budapest en novembre 1944, mais Perlasca reste, se nommant lui-même chargé d’affaires pour pouvoir poursuivre sa mission de protection, sauvant, estime-t-on, près de 3 500 Juifs hongrois.

 

Le 5 avril 1945, Hugo Dukesz écrit à Perlasca: «Il n’y a pas assez de mots pour louer la tendresse avec laquelle vous nous avez nourris et avec laquelle vous avez pris soin de personnes âgées et des malades parmi nous».

 

Angelo Rotta, Italie

Nonce apostolique à Budapest, il distribue plus de 15 000 passeports de protection –dont une centaine sur un quai de gare, empêchant temporairement le départ d’un convoi vers les camps d’extermination– et fabrique de faux certificats de baptême qu’il envoie dans les camps, permettant à des prisonniers d’échapper aux travaux forcés.

 

Carl Lutz, Suisse

Nommé consul de Suisse à Budapest en 1942, il délivre des lettres de protection et des sauf-conduits à l’Agence juive pour la Palestine, permettant l’émigration de près de 10 000 enfants. À partir de 1944, il obtient de pouvoir délivrer 8 000 lettres de protection et trouve une astuce pour sauver plus d’individus: il n’attribue pas une lettre à chaque individu, mais à une famille, toutes arborant un numéro compris entre 1 et 8 000. Il participe à l’organisation de «maisons de protection», placées sur immunité diplomatique. La plus connue reste la «maison de verre», une ancienne usine de fabrication de glaces, où 3 000 Juifs hongrois trouvèrent refuge.

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